Nous autres Occidentaux, acquis à la dureté des combats et aux démonstrations de forces armées, voici que Chögyam Trungpa nous fauche comme des fleurs de printemps. Dans son ouvrage Shambhala, la voie sacrée du guerrier, il brosse le portrait déconcertant d’un guerrier, dont la vertu cardinale serait la tendresse. Comment peut-on être à la fois tendre et martial ? Fragile et guerrier ? Pour quels combats ? Si pour Chögyam Trungpa « De l’autre côté de la lâcheté se trouve le courage », à quel courage la tendresse du guerrier pourrait-elle prétendre ? « La lâcheté, poursuit Chögyam Trungpa, c’est de vivre comme si la mort n’existait pas ». Afin d’oublier notre condition mortelle, nous nous étourdissons à la surface des choses dans un divertissement qu’en son temps dénonçait Pascal. Or, pour Chögyam Trungpa, perdre de vue la mort, c’est dans une même posture d’évitement, borner la vie elle-même, s’empêcher de la célébrer et « se soucier davantage de la mouche sur notre tasse de thé que du grand soleil qui se lève ». Chacun se réfugie ainsi dans le « cocon de ses tendances habituelles », cette zone de confort que théorise la vulgate contemporaine, confort qui n’exclut nullement les souffrances d’un quotidien inquiet, en tant que celles-ci restent des manifestations édulcorées de la peur radicale qu’éprouve l’être-vers-la-mort, conscient de son destin. En héros heiddegerien, le guerrier Shambhala vit au contraire « le monde alentour tel qu’il est, et dans ce monde, la question du divertissement ne se pose pas ».
Le geste subversif de Chögyam Trungpa va encore plus loin. Il déporte en effet dans le champ de la lâcheté, ce que nous tenions pour les pointes extrêmes du courage.
Ainsi les figures du guerrier grec, saisi par l’húbris du combat (ὕβρις), ou du samouraï qui court éperdument à sa perte, témoignent, elles aussi, d’un rapport anxieux à la mort. Ainsi débute l’Agakure, ce bréviaire du héros japonais : « Lors d’une crise, quand il existe autant de chances de vie que de mort, il faut choisir immédiatement la mort ». La précipitation vaut la fuite, en ce que la mort continue d’y être niée, cette fois, dans son principe d’angoisse, à savoir le caractère imprévisible de son surgissement. C’est en assumant sa peur de la mort qu’il ne cherche ni à occulter, ni à maîtriser que le guerrier Shambhala affirme sa bravoure pour jouir de sa fragile condition « d’homme ou de femme, nus, assis entre ciel et terre ».
La discipline de la tendresse
L’engagement ontologique de l’être-vers-la-mort est donc le ferment de la vraie bravoure. Sans cette peur foncière, pas d’éveil, pas de dépassement. Elle imprègne l’âme du guerrier Shambhala et le remplit d’une tristesse indicible donc incommunicable : « On est à ce point plein et triste, observe alors Chögyam Trungpa, qu’on est toujours prêt à fondre en larmes ». Du reste, poursuit-il : « Celui qui ne se sent pas triste et seul ne sera jamais un guerrier ». Là commence l’art martial de la tendresse, « Une tendresse frémissante, au-delà de notre peur ».
Celui qui renonce au confort superficiel du cocon pour s’ouvrir au monde tel qu’il se présente, de toute sa tendresse et avec la vulnérabilité qu’elle suppose, celui-ci s’engage ainsi dans la voie du guerrier, créant à la fois l’élan et la tension propices à l’émergence de la grande vaillance. Au passage, Chögyam Trungpa bouleverse les croyances courantes sur ce qui forge une discipline martiale. Ce déploiement spontané, sans réserve, dans le tendre, le doux, l’authentique, comme il paraît loin des injonctions modernes à s’endurcir, à maîtriser ses émotions, à s’interdire toute faiblesse.
C’est qu’il n’est plus question d’ego dans la discipline de la tendresse. Aucun enjeu, aucun découragement, aucun doute ne vient troubler l’âme du guerrier. Il lui suffit d’être là, présent à ce qui advient, éveillé dans une curiosité tendue, sans pour autant s’étonner de rien.
Le renoncement du guerrier Shambhala est tout sauf une démission.
Pour retourner un peu plus nos idées reçues, Chögyam Trungpa va jusqu’à rapprocher la discipline Shambhala de celle de l’Ikebana, l’art floral japonais, lequel, selon lui, repose non pas sur le choix des fleurs qui parsèment le chemin du cueilleur, mais dans l’agencement que celui-ci en fait pour que chacune trouve sa place dans le vase. Un guerrier qui s’applique avec tendresse à confectionner des bouquets : quel rêve plus enchanteur pourrions-nous faire des combats que nous avons à mener durant notre vie !
La tendresse comme Odyssée de l’être-vers-la-mort
À l’opposé de toute résistance, la discipline de la tendresse constitue donc une détente. Elle éclaire la notion de « lâcher-prise » tant commentée par les Occidentaux, pourtant si maladroits à la manier. Cette détente, précise encore Chögyam Trungpa, « provient d’une harmonie avec l’environnement, le monde ambiant des phénomènes », une Stimmung, telle que conceptualisée par Heiddeger. C’est en elle que se résolvent les tensions de l’être-vers-la-mort qui dépasse les défis de sa condition : être authentique sur-le-champ, faire l’expérience du maintenant, se laisser toucher sans restriction par l’immensité. Ainsi libérés de tout enjeu, « Même dans la pire des situations, nous avons le pouvoir d’infuser de l’élégance dans notre vie. La réussite et l’échec sont notre voyage… ». Chögyam Trungpa enrichit ici l’éthique Shambhala d’une dimension esthétique qui nous fonde à ériger la tendresse du guerrier en un véritable art martial. Au-delà de la peur et de la tristesse, l’Odyssée du guerrier, sa tendresse, l’entraîne ainsi « dans une vie dont la trame peut être la joie et la célébration et non seulement le devoir ». En renonçant à l’ego, en acceptant l’errance, en s’ouvrant à la magie du monde (le Drala), le guerrier Shambhala déploie ainsi son chemin de vie selon quatre dignités.
Cheminer sans but, vaincre sans combat, régner sans royaume, voici en définitive comment le guerrier Shambhala incarne un art martial de la tendresse, traversant d’une présence sincère et légère, le tragique de la vie.
Paris, le 16 octobre 2017